La colère des Gilets Jaunes gronde et se répand comme une trainée de poudre. Jusqu’où iront-ils ? Analyse du sociologue Michel Maffesoli, qui voit en ce mouvement un révélateur de la fin d’un monde – celui où le pouvoir et la société sont centralisés.
Le mouvement des Gilets Jaunes dépasse l’entendement. Versatile, passionnel, pulsionnel, émotionnel, bourré de contradictions, joyeux et violent, raciste et bon enfant… Commentateurs, analystes et décideurs politiques ne le comprennent pas. Et c’est normal : nombre de ses membres sont passés hors des radars médiatiques et politiques.
« L’Américain moyen » se sentait désespéré, abandonné dans la mondialisation, méprisé par « les medias » ? Trump est arrivé au pouvoir. Et en France, que va-t-il se passer ? Nul ne peut encore le prédire. Ce dont on peut être certain, c’est que les Gilets Jaunes et leur colère ne peuvent être réduits à une liste hétéroclite de revendications parfois contradictoires.
Fabrice @epelboin : « L’espace médiatique aujourd’hui représente l’opinion d’à peine un quart des Français. On a assisté à un phénomène de repli sur soi dans les médias, qui a exclu un certain nombre d’opinions. Ces gens se sont réfugiés sur Internet depuis une décennie. » pic.twitter.com/c0eK5VPhRe
— France Culture (@franceculture) December 11, 2018
Tout comme le consommateur n’est pas juste un être purement rationnel, le citoyen n’est pas seulement une personne raisonnable – ou déraisonnable. Nous sommes tous, au-delà de nos cerveaux, des tissus de ressentis, de passions, de névroses, de quêtes de reconnaissance, de désirs d’être ensemble, d’aspirations à une existence « digne ». Mais tout ce qui n’est pas quantifiable, rationalisable, ce qui se sent et se ressent plus qu’il ne se jauge, passe généralement sous les radars des décideurs, observateurs, commentateurs et analystes.
Sauf pour chez quelques rares esprits, souvent en marge, comme celui de Michel Maffesoli. Un sociologue « du quotidien », qui fait figure d’ovni dans sa discipline et qui annonçait déjà il y a 30 ans le règne des communautés et « tribus ». Prophétique.
L’analyse du mouvement des Gilets Jaunes par Michel Maffessoli et son acolyte Hélène Strohl, inspectrice à l’IGAS (Inspection Générale des Affaires Sociales), est d’une douceur et d’une justesse rares. Vous ne la trouverez pas sur BFM TV, vous ne l’entendrez pas sur France Inter ni aucun media « de référence », elle a été publiée par « Décider et Entreprendre », créé et dirigé par Eric Verhaeghe – un ovni parmi les énarques. Morceaux choisis, reproduits ici avec l’aimable autorisation de ce dernier.
« Jupiter dégage, on a perdu la foi »
Il y a dans l’inconscient collectif, donc difficilement exprimable par les mots, une honte fondamentale, s’être laissé leurrer par un homme qui, en bon théâtreux, a laissé croire (…) qu’il représenterait le peuple “en marche”. Ce que constate le bon peuple, c’est que passées les élections, le naturel est revenu au galop. Le naturel, c’est-à-dire, (…) “l’habitus” de l’énarque (…), de ceux qui savent toujours tout, qui à chaque problème trouvent une solution, qui font la leçon, sans cesse.
Il n’est que de voir comment, alors que Paris et Marseille étaient le théâtre de bagarres jamais vues, alors qu’une grande partie de la population se sent partie prenante des « gilets jaunes », dans cette effervescence du peuple, le chef de l’Etat, depuis Buenos Aires, a parlé aux Français pour bien leur montrer que lui il était ailleurs. Que lui s’occupait des « grands problèmes de ce monde avec les grands de ce monde » et qu’il n’avait rien à dire aux bouseux. C’est pourquoi il n’y a pas (…) de réponse à opposer à cette révolte.
Il y a dans ce mouvement des « gilets jaunes » quelque chose que nos politiques quels qu’ils soient ne peuvent pas comprendre : l’affirmation brute et grossière selon laquelle on n’a plus besoin d’eux, on ne croit plus en eux. Tenter de les ramener à quelque extrémisme, de droite ou de gauche, n’est qu’une pantalonnade.
Mais le « dégagisme » est cruel : il dit qu’il n’y a pas de remplaçant possible. Emmanuel Macron a joué sur ce dégagisme et s’est fait élire ; mais c’était un jeu dangereux pour lequel il risque de payer un prix très lourd. D’une certaine manière, c’est la fonction même de chef de l’Etat, c’est la centralité qu’elle incarne qui est attaquée.
Et ce qui lui est opposée, c’est cette centralité souterraine, ces mouvements qui se développent, avec l’aide des réseaux sociaux, de manière virale, épidémique. Pour le pire quand il s’agit avant tout de casser, pour le meilleur aussi, et même les commentateurs le constatent, qui parlent des diverses solidarités et entraides qui se développent, non plus dans le grand machin étatique, dans le grand système de protection auquel ils ne croient plus, mais au jour le jour. Dans cet essentiel : la vie quotidienne !
Ce politique s’est constitué dans la modernité (18ème siècle – 20ème siècle) en démocratie représentative : c’est-à-dire que tous les corps intermédiaires, toutes les corporations, confréries ont été dissous, que les individus se sont retrouvés libres de toute attache communautaire liés entre eux par un contrat social, c’est-à dire-un ensemble de normes leur dictant leur comportement les uns par rapport aux autres. Ces normes sont élaborées par leurs représentants et s’appliquent à tous. Ceci ne fonctionne plus : les individus, les personnes ne se sentent plus représentables. Est-ce à dire qu’ils soient devenus individualistes, qu’ils n’aient aucun sens du bien commun ? Pas du tout.
Les tribus, quotidien et destin communs
Cela signifie au contraire qu’ils ne conçoivent le bien que comme commun, c’est à dire s’inscrivant, au quotidien, dans leur communauté de vie, je dirais même leurs communautés de destin. C’est ce mouvement de retour (…) à une socialité communautaire, c’est-à-dire de proximité, m’impliquant dans un être collectif, me définissant par mes appartenances à diverses tribus qui dessine la sortie de la modernité.
Le politique s’exerce alors à plusieurs niveaux :
– Au niveau de proximité : permettre que ces diverses communautés favorisent l’épanouissement de chacun, permettre que s’exercent le don et le contre-don plutôt que l’assistanat, que les solidarités et l’entraide se construisent sur un partage, que les émotions se vivent ensemble (…).
– A un niveau plus important, celui de la région, de la nation (…) et de l’Europe comme fédération des régions. Il s’agit alors d’une nouvelle manière de faire de la politique, non plus comme représentation de chaque individu, mais comme régulation d’une diversité communautaire. Entendons bien, pas des communautés figées, renvoyant chacun à ses origines ou à une identité fixe, mais des regroupements affinitaires, parfois occasionnels, parfois plus pérennes, dessinant de nouvelles formes de cohésion sociale. (…)
L’époque moderne a vu prédominer le modèle matérialiste, productiviste. Avec le bien que l’on sait, en matière notamment de santé, d’éducation, mais avec également les saccages écologiques que l’on connaît et l’effritement des solidarités de base. Nous entrons dans une autre époque, où l’idéal communautaire resurgit, où l’homme comprend qu’il ne peut plus dominer la nature. Chaque changement d’époque connaît une période de troubles profonds, car les sociétés peinent à construire le modèle de régulation adapté, et notamment à formuler leur histoire, à trouver les mots justes pour décrire leur destin.
Qu’il s’agisse des gilets jaunes ou du gouvernement et des commentateurs, le vocabulaire reste un peu désuet, ancien. Il n’est pas sûr que ce que souhaitent les gens soit de l’ordre du toujours plus, de la croissance et de la consommation en constante augmentation. Il semble même que ce qui est recherché soit plus de l’ordre du relationisme que de l’intérêt économique individuel. Après tout vouloir continuer à se déplacer, c’est vouloir rencontrer l’autre, les autres, passer de chez soi à ailleurs.
Alors bien sûr le mouvement des « gilets jaunes » va peut-être s’arrêter, il y aura une sorte de trêve. Il n’empêche, le feu continuera à couver si l’on ne sait pas trouver d’autres modes d’expression de l’être ensemble.
« Formons un comité des rêves » (mai 68)
Ce qui oppose les « gilets jaunes » à toutes les élites, c’est qu’ils réclament n’importe quoi et son contraire. Il y a beau jeu de se gausser de ces revendications outrancières et irréalistes. Mais comme gilet jaune, j’aimerais qu’on n’occulte pas le rêve, l’imagination, les fantasmagories, tout ce qui nous permet d’exprimer,justement, la communauté de destin. Et il n’est pas certain la baisse, la suspension, le report des taxes sur l’essence suffisent à assouvir ce désir.
D’où la nécessité de se tenir éloigné de ce « tout petit monde » qu’est celui de l’intelligentsia. Ne serait-ce que parce qu’il est clair maintenant que leurs instruments d’enquête, de sondage, leurs explications économiques, sociologiques ont longtemps occulté les profondes mutations à l’œuvre dans notre société. Il faut, au contraire, savoir mettre l’accent sur le retour de l’imaginaire, des diverses formes de religiosité, sur une forme de réenchantement du monde qui sont bien loin de la seule définition de la condition sociale par le pouvoir d’achat !
NB: l’écologiste Cyril Dion considère que l’imaginaire est le premier levier à activerpour changer nos sociétés à la hauteur de ce que nécessite l’urgence climatique.
Les sociologues, qui sont pour une large part d’entre eux des militants, sont bien embêtés devant ces « gens » : certes ils revendiquent de gagner plus, mais refusent toute forme de frustration à but écologique ; ils veulent améliorer leur niveau de vie, mais proposent de faire des économies sur l’accueil des migrants ; bref, ils ne sont pas toujours politiquement corrects ! (…) Les « gilets jaunes » ne se battent pas pour un « bien commun » abstrait et sans doute leur solidarité n’englobe-t-elle pas toute la misère du monde !
Les universitaires ont, plus encore que les politiques et les journalistes, peur du peuple, ce qu’ils nomment populisme. Ils en ont tellement peur qu’ils ne l’approchent pas et donc peinent à le comprendre. Ils n’ont donc rien à dire, ou sans doute parleront-ils après coup.
Ayant fait, dans les trois semaines qui viennent de s’écouler, des conférences dans divers pays européens, je peux dire qu’aux questions que me posaient mes collègues et les journalistes, j’ai senti qu’il y avait une forme de connivence, d’appétence et d’attente pour ce qui était en train de se passer en France. Bien sûr la France garde, à l’étranger, l’image de l’initiatrice de multiples révoltes ou révolutions. Ce qui s’y passe et notamment les mouvements à symbolique insurrectionnelle à Paris intéresse. Ce qui signifie que de nombreux pays connaissent comme nous l’épuisement du modèle de démocratie représentative et que, dès lors, leur intérêt dépasse la simple curiosité pour le combat politico-institutionnel. Il s’agit de reconnaître que la fin d’un monde n’est pas la fin du monde. Mais bien le signe de l’émergence d’un monde nouveau !
Nous remercions chaleureusement Hélène Strohl, Michel Maffesoli et Eric Verhaeghe. Retrouvez :
- cet édito sur Décider & Entreprendre
- Eric Verhaeghe sur Twitter
- Michel Maffesoli sur Twitter
Bonus : découvrez ici Michel Maffesoli dans une conférence en 2000. Au sujet notamment de son livre Le Temps des Tribus, dans lequel il annonçait dès 1988 le règne des « communautés ».
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